Chapitre XIX
La vue de la capitale troubla Nébulaesa. Elle devait agir rapidement et, cependant, elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire. Elle avait espéré que le voyage avec Saturna, prolongé d’un tour orbital complet de Fazis II, lui donnerait amplement le temps de réfléchir et de prendre une décision. Mais, au moment où la ligne d’horizon se dessina autour du vaisseau qui amorçait sa descente, la ramenant dans la ville de l’homme qu’elle aimait, elle douta plus que jamais. Elle reprit son attitude professionnelle et cacha son inquiétude. Le vaisseau avait à peine touché le sol qu’elle s’activait déjà frénétiquement.
— Après la cérémonie, dit-elle à Saturna qui regardait les préparatifs avec étonnement, tu seras présentée à toutes les personnalités de la ville. Je pensais te donner le temps de t’acclimater graduellement. Nous organiserons donc un dîner en l’honneur de Val ton, le Directeur des Services Interplanétaires. Il est aussi le cousin du souverain et le mien. Saturna opina. Bien entendu, elle savait qui était Valton et se rappela le visage beau et froid vu lors d’une transmission d’un communiqué officiel par Holocom. C’était un visage qui, sans qu’elle sache pourquoi, la perturbait. Comme elle soulevait Mushii pour l’écarter du nettoyeur de moquette automatique, elle le sentit frissonner. Il était mal à l’aise, comme elle.
— Pourquoi Valton ? demanda-t-elle à sa tante.
— Il s’intéresse à toi. D’abord, parce que tu es une parente, mais aussi parce que Valton s’intéresse à tout ce qui se trouve sous son commandement. Comme tu es le premier enfant né sur Titan, tu l’intrigues, dit Nébulaesa innocemment. Et je pense que tu vas le trouver charmant. C’est donc une bonne raison pour commencer par là.
*
* *
C’était en fait une idée de Valton, mais ce fut lui qui se sentit mal à l’aise en présence de Saturna et non l’inverse. Il ne s’attendait pas à tant d’assurance de la part d’une si jeune personne. Ni à tant de beauté. Elle entra dans la pièce, habillée d’une robe de velours épais vert malachite. Elle avait, par sa manière de se présenter et de prendre sa main comme s’ils étaient égaux, un port de reine qui surprenait. Il vit autour de son cou un pendentif exquis dont il n’avait jamais vu l’équivalent auparavant. Intrigué par leur couleur inhabituelle, il se surprit à regarder ses yeux dont le vert émeraude fazisien était mêlé d’or. Valton, l’homme de science, essaya de se rappeler des yeux similaires dans la famille de Zeenyl et de Tetrok. Plus il l’observait, plus il était certain que ce n’était pas le cas. Néanmoins, au moment où il lui tenait la main, il reconnut trop clairement Tetrok dans son visage. Quant aux jolis traits de Zeenyl… Par quel mystère génétique cette enfant était-elle celle de Zeenyl ? Sa main encore dans la sienne, Valton, le télépathe surdoué, essaya délicatement de pénétrer les pensées de la jeune fille, mais trouva porte close. Pas si facile… Il fronça les sourcils malgré lui.
— Cousin Valton… La voix mélodieuse de Saturna le perturbait davantage. Le voyant troublé, elle fronça également les sourcils :
— T’ai-je offensé ?
L’avait-elle inconsciemment et sans effort repoussé mentalement ? Valton se posa la question mais se décida de surveiller plutôt ses propres pensées de peur qu’elles ne le trahissent.
— Tu es si belle, dit-il pour gagner du temps. Inconsciemment, il utilisait les mêmes mots que Nébulaesa lorsqu’elle avait rencontré la fillette de trois ans pour la première fois sur Titan.
Nébulaesa, préoccupée par des détails de dernière minute à la table du dîner, observait l’échange avec un grand intérêt.
— D’une beauté troublante. Pardonne-moi, je ne voulais pas te paraître maussade. Je pensais à tes parents.
— Une tragédie, dit Saturna gravement, comme tous ceux qui se référaient à Phaestus et Zeenyl.
— Mais ils seraient fiers de toi, mon enfant, dit Valton en reprenant ses esprits. Voici un très joli bijou et très original que tu portes là, poursuivit-il en l’accompagnant à son siège.
Saturna sourit.
— Un présent de mon Krécis… pour mon anniversaire, dit-elle en le caressant affectueusement.
Valton ne pouvait maîtriser sa mauvaise humeur plus longtemps. En plus de Saturna, il devait subir la présence de ses deux bestioles. Valton vivait entouré d’animaux depuis le début de sa vie. Or, de toutes les créatures que Krécis avait envoyées et qui étaient le résultat de ses expériences, seules ces deux-là l’avaient pris en grippe immédiatement. Et il était évident par la manière avec laquelle les poils de son cou le dérangeaient, qu’elles possédaient des dons de télépathie leur permettant de communiquer avec leur maîtresse. Le félin, Catlyke, avait la fâcheuse manie de s’enrouler autour des épaules de Saturna pendant qu’elle mangeait, la queue autour du cou gracieux de la jeune fille, comme une étole de fourrure. Il s’était arrêté de remuer la queue un instant et avait regardé en direction de Valton. Ses étranges doigts préhensiles tripotaient les cheveux de Saturna et il lui adressait des petits cris aigus. Sa maîtresse lui répondait alors parfois, en murmurant, conduisant ainsi une conversation parallèle à celle des autres convives. Décidément, ça commence bien, se dit Valton, la fille de Tetrok est d’une impolitesse !
Pourtant, avant le dîner, il avait essayé de s’approcher de l’autre créature, Mushii, qui avait réagi en grognant, le poil hérissé et l’antenne vibrant furieusement. Valton avait continué de le caresser en dépit des signes d’hostilité de l’animal. Rappelé à l’ordre silencieusement par Saturna qui avait posé la main sur son pendentif distraitement, il s’était calmé quelque peu sous les caresses amicales de Valton, mais le grognement avait persisté et semblait indiquer que, si l’animal autorisait une telle familiarité, il ne l’approuvait pas pour autant. À présent, assis sur les genoux de Saturna, les yeux tristes dépassant à peine le bord de la table, il observait Valton, à l’extrémité de la table, d’un œil fixe et méfiant, sans cligner, indiquant ainsi qu’il le tenait à l’œil.
— Krécis va bien ? demanda Valton à Saturna en se servant de kolarajshs fumants et en passant ensuite le plat à Nébulaesa.
— Il allait bien quand je l’ai quitté, répondit poliment Saturna, qui semblait prêter plus d’attention à Catlyke qu’à Valton.
Nébulaesa lui passa le plat.
— Je pense parfois que Krécis sera toujours parmi nous. Du moins, je l’espère. Je ne peux imaginer l’univers sans lui.
Valton réussit à sourire faiblement à son enthousiasme, se rappelant le sien à son âge.
— Moi non plus. Le Vieux Sage me manque. Il était mon mentor lorsque j’étais plus jeune que toi. Il fut même question que je suive ses pas à l’Ordre des Télépathes, mais j’ai choisi…. une autre voie.
Nébulaesa lui lança un regard surpris. Voilà une confession extraordinaire pour une personne ordinaire, mais que Valton admette un moment d’indécision, pire : un mauvais choix, et spécialement devant une personne aussi jeune de Saturna… Cela doit être une manœuvre ! se dit-elle. Il veut lui donner l’image d’un homme faible, désarmé, qui regrette ses défauts et ses fautes de jeunesse pour gagner sa confiance.
— Oui, je sais, dit Saturna d’un ton neutre et indifférent, Krécis me l’a dit.
Ce fut au tour de Valton d’être surpris.
— Vraiment ? Est-ce que le Vieux Sage discute souvent de la vie personnelle de personnes importantes avec toi ?
Le ton de sa voix était devenu plus sec. Alarmée, Saturna serra son cristal dans la main et regarda Valton en espérant qu’il adoptât un sujet moins contrariant. Aussitôt les couleurs de Valton perdirent de leur vivacité.
— Pardonne ma réaction, chère Saturna. Je n’avais pas l’intention de t’effrayer.
Nébulaesa ne pouvait en croire ses oreilles. La réaction de Valton lui avait coupé le souffle et elle respira enfin. Pendant le service, Mushii glissa sur le sol et se mit à musarder dans la pièce, ses six courtes pattes le portant sous les meubles. Il choisit ce moment-là pour toucher de son nez froid la jambe de Valton. Distraitement, celui-ci tendit la main pour caresser le pelage de l’animal. Un certain calme l’avait envahit enfin mais, au moment où il le toucha, l’animal fit un bon brusque et se cabra.
— Que…
Valton surpris regarda l’animal qui s’était transformé en une boule de poils inerte à ses pieds.
— Est-il malade ? Je l’ai à peine touché…
Saturna ne put s’empêcher de rire. Elle déroula le corps de Catlyke de son cou et alla chercher Mushii.
— Arrête tout de suite ! lui ordonna-t-elle en lui tapant le nez au moment où il revenait à de meilleurs sentiments. Puis, la main sur la bouche, elle essaya de contrôler le fou rire qui la secouait.
— Cousin, excuse-moi mais il veut attirer l’attention. Il a toujours fait cela depuis que je suis petite. Je ne voulais pas rire.
— Cela n’a pas d’importance, répondit Valton dignement, mais tous savaient qu’il pensait le contraire.
Le dîner se poursuivit dans un silence glacé, interrompu seulement par des ébauches de conversation. Saturna eut le bon ton de quitter la table tôt en emmenant sa ménagerie.
*
* *
Krécis fut agréablement surpris de recevoir des nouvelles de Nyota Domonique par Holocom. Comme d’habitude, le sujet de son communiqué portait sur son travail.
— Le dernier stock d’algues que vous m’avez envoyé est presque épuisé, Vieux Sage. Comme vous le savez, nous avons accompli des merveilles, ici, sur Mars, et je voulais vous demander de m’envoyer un nouveau stock.
Elle eut ce sourire ravissant qui émerveilla Krécis. Le passage du temps l’avait encore rendue plus belle. Elle était sans âge, comme les Fazisiens. Son visage était sans ride et seule une séduisante mèche de cheveux gris dans ses cheveux sombres lui rappela que beaucoup d’années étaient passées. Pourtant son sourire lumineux était aussi éblouissant que jamais.
— Vous avez dû produire de nombreuses cultures, à partir des deux stocks que je vous ai envoyés, lui dit-il pour temporiser. Prolonger sa présence par hologramme suffisait à égayer sa vie solitaire.
— Vous le savez bien, le gronda presque Nyota. Mais vous savez aussi que l’algue ne survit pas toujours aux conditions artificielles de laboratoire. Le dernier envoi date de cinq ans. D’ailleurs, comme je vous connais, vous avez dû dénicher une dizaine de nouvelles espèces depuis que j’ai quitté Titan.
— Presque deux dizaines, répondit Krécis sèchement en savourant sa surprise. Je vais voir ce que je peux faire. Cela va prendre un peu de temps, bien sûr.
— Bien sûr, sourit Nyota.
— Et peut-être… Krécis ignorait pourquoi il lui disait cela, peut-être aurai-je une faveur à vous demander en échange.
— Vous pouvez me demander n’importe quoi, Vieux Sage ! dit Nyota avec chaleur. Tout ce qui est en mon pouvoir, vous le savez.
Ils parlèrent encore pendant quelques minutes, reprenant le cours de conversations passées.
— J’ai entendu dire que la fille de Zeenyl va bien ? demanda Nyota. Elle doit être une jeune femme à présent.
Avait-il perçu une pointe de tristesse dans ses yeux au moment où elle parlait de Saturna ? Krécis resta songeur.
— Elle est devenue très belle, Nyota, répondit Krécis, soudain animé par le sujet de conversation. Vous seriez si fière d’elle. Comme ses parents d’ailleurs, se corrigea-t-il rapidement.
— Krécis…, dit finalement Nyota, puis elle hésita. Comment va Tetrok ?
— Il va bien, répondit le Vieux Sage, son père n’a pas encore décidé de lui laisser le trône, mais…
— Oui, je sais ! acquiesça Nyota. J’essaie de rester au courant des affaires grâce aux nouvelles, mais je suis assez bousculée ici. Si vous lui parlez un jour… dites-lui que je pense à lui.
— Je le ferai.
*
* *
— Elle a volontairement amené ces créatures avec elle pour créer une diversion ! fulminait Valton. J’ai été insulté par des gouverneurs arrogants et des commandants de stations spatiales insubordonnés, mais jamais par une parvenue, une enfant, une demi-adulte et ses singes savants !
— Je ne pense pas qu’elle avait l’intention de t’insulter, Valton, lui dit Nébulaesa d’un ton calme. J’admets qu’elle soit très déconcertante, mais je crois que ta fureur est déplacée. Elle t’a fait changer de couleur en quelques secondes, le taquina-t-elle. Et pourtant, j’ai été épatée de voir la vitesse avec laquelle tu as fini pas te contrôler, mon cher Valton.
— Bien, c’est juste un enfant gâté par le Vieux Sage pendant trop longtemps ! raisonna Valton.
Il se demanda d’où lui était venu ce calme étrange alors qu’il avait envie de tordre le cou à cette jeune fille arrogante.
— Ces animaux ! dit-il en ruminant sa colère et en changeant de sujet. Il y a quelque chose de bizarre à leur sujet. Depuis quand Krécis élève-t-il des espèces prototélépathiques ?
— Apparemment depuis ces deux-là ! répliqua Nébulaesa qui regretta instantanément ses paroles.
Personne n’était plus dangereux que Valton lorsqu’il était en colère.
— Il ne m’en a jamais parlé dans ses rapports ! Il devait vouloir les garder secrets pour les utiliser à ses propres fins. Xeniok l’autorise à faire ce que bon lui semble sur sa pseudo-planète…
— Peut-être ne les a-t-il jamais mentionnés parce qu’il avait l’intention de les garder avec lui, suggéra Nébulaesa. Tu peux voir, par leur comportement, que ce sont des animaux de compagnie aussi gâtés que leur maîtresse. Elle a dû probablement le supplier de les laisser l’accompagner.
— Cela cache quelque chose ! déclara Valton, presque triomphant.
— Il est peut-être de mèche avec Tetrok et a envoyé ces animaux pour t’espionner, suggéra-t-elle ironiquement, espérant remettre les choses à leur juste place avec un peu d’humour.
— Peut-être bien ! rétorqua Valton avec un sérieux mortel. Il finit par se calmer malgré lui, mais Nébulaesa ne put s’empêcher de remarquer que cela lui prenait plus de temps que d’habitude. Il la prit ensuite dans ses bras.
— J’ai bien de la chance que tu puisses voir les choses comme moi. Je ne me sens plus aussi seul à présent.
C’est une obsession ! pensa Nébulaesa. Il ne se contrôle plus. Et il est dangereux.
— Je parlerai à Saturna au sujet de son comportement demain, lui promit-elle, mais je n’y vois que de l’impolitesse, rien de plus. Promets-moi que tu oublieras l’incident.
Valton l’embrassa entre les sillons obliques de son front et sentit la peau de la jeune femme se réchauffer à son contact.
— Comme tu voudras. Il l’embrassa encore et Nébulaesa sentit qu’il était encore agité. J’ai demandé une réunion avec Tetrok. Je pense qu’il est temps de confronter notre futur souverain avec la vérité. Viendras-tu avec moi ?
Il est décidément dangereux, conclut Nébulaesa, et plus que fou !
Au lieu de répondre, elle posa sa bouche sur la sienne et ils s’embrassèrent longuement et passionnément.
— Dois-tu toujours parler travail ? murmura-t-elle lorsqu’ils voulurent reprendre leur souffle.
— Pas toujours ! admit Valton, qui espérait qu’à défaut d’avoir sa juste place dans cette société, il devait se contenter d’aimer cette femme. Mais pouvait-il vraiment, du moins pour cette nuit seulement, se contenter de ce bonheur ?
Ils s’embrassèrent de nouveau. Le soir suivant, Nébulaesa se présenta à Tetrok.
*
* *
Depuis de longues années, il n’avait pensé à elle que comme à une parente lointaine, un commandant de station compétent. Depuis que Nyota Domonique était entrée dans sa vie, elle n’était plus qu’un souvenir lointain. Il fut très troublé par sa présence, sa beauté fragile qu’elle savait mettre en valeur en se parant de ses plus beaux atours. Elle venait à lui sous son plus beau jour. Alors qu’il avait pour habitude de tenir Valton à l’écart en attendant de savoir ce qu’il complotait, Tetrok n’était jamais trop occupé pour recevoir Nébulaesa.
— Il faut que je te parle ! lui dit-elle dans un souffle et sans préambule aussitôt qu’ils furent seuls.
Tetrok venait de débarquer le matin même de sa mission sur Fazis III. Habitué aux voyages dans l’espace, il ne souffrait pas des effets secondaires inhérents aux voyages intergalactiques. Cependant, il était quelque peu fatigué et il aurait retardé l’entrevue jusqu’au lendemain s’il s’agissait d’une visite strictement protocolaire. Il fronça les sourcils devant l’urgence exprimée par Nébulaesa.
— J’espérais que tu amènes Saturna avec toi, dit-il. C’est une candidate à la citoyenneté peu ordinaire et, vu ses origines, j’aurais voulu la rencontrer avant la cérémonie. Mais nous avons encore le temps.
Comment ose-t-il ? fut la première pensée de Nébulaesa. Comment ose-t-il aborder ce sujet avec autant de désinvolture ? Veut-il me défier ? Elle se ressaisit et, comme elle était meilleure télépathe que lui, scruta ses arrière-pensées, mais ne trouva rien qui puisse alimenter ses soupçons. Aucune duplicité, seulement une curiosité saine concernant les raisons de sa visite.
Était-il possible qu’il ne sache pas que l’enfant est le sien ? pensa-t-elle alors, mais l’esprit tortueux de Valton l’influençait désormais et elle rejeta le doute aussitôt. Tetrok avait verrouillé ses pensées et attendait maintenant qu’elle lui dise ce qu’elle savait. Elle n’était pas si naïve…
— Je l’amènerai la prochaine fois, promit-elle en pensant qu’il n’y aurait pas de prochaine fois. Valton y pourvoirait ! Ce soir, je voulais être seule avec toi. Valton est décidé à te discréditer.
C’était la dernière chose que Tetrok s’attendait à entendre de sa part. Voyant les yeux de braise de la jeune femme, la couleur vive de sa peau, il s’efforça de réprimer les sentiments anciens qui renaissaient, mêlés de souvenirs d’enfance. Il nourrissait encore envers elle des sentiments vifs. Mais lorsqu’elle prononça le nom de Valton, il se mit sur ses gardes.
— Que veux-tu dire ?
— Cette réunion qu’il a demandée avec toi demain, n’as-tu pas idée de son sujet ?
Tetrok fit un geste négatif.
— Je suppose qu’il me le dira en temps voulu. Mais comment se fait-il que tu sois au courant ?
Nébulaesa répondit aussi par un geste négatif.
— Cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est qu’il prétend avoir des preuves de certaines… irrégularités pendant ton commandement sur Titan.
Nébulaesa crut-elle détecter un reflet de culpabilité dans les yeux de Tetrok ? Ou du moins de l’incertitude ? Pendant un court instant, ses couleurs s’avivèrent mais il les réprima rapidement.
Oui ! pensa Nébulaesa. Il sait ! Et il sait aussi ce que j’ai risqué pour l’avoir prévenu.
Tetrok avait repris contenance et lui souriait à présent. Un sourire presque condescendant, pensa Nébulaesa, qui semblait dire : la pauvre, voilà qu’elle s’emballe pour une futilité, tout comme lorsque nous étions jeunes et que nous pensions être amoureux !
— Valton peut prétendre ce qu’il veut, dit Tetrok d’une voix neutre. Est-ce la seule raison de ta visite ici, Belle Laesa ?
S’il ne l’avait pas appelée ainsi, aurait-elle succombé ? Nébulaesa ne le saurait jamais. Elle lui ouvrit ses pensées et, abandonnant toute résistance, s’offrit à lui comme jamais elle ne l’avait fait depuis ce jour de leur enfance…
— Je t’aime, Tetrok ! Je t’aime encore. En dépit du passé, je t’aime autant que le jour où tu m’as quittée. Mon amour n’a fait que grandir et mûrir depuis que nous sommes séparés. Essayons encore, mon amour, tu ne le regretteras jamais. L’enjeu est plus grand que tu ne le penses !
— Je n’ai jamais voulu défaire de mal mais mon amour pour toi n’a jamais été aussi profond que le tien. Nous étions alors si jeunes. Essayer de ressusciter le passé maintenant serait une erreur terrible, plus terrible que notre premier amour !
— Pour toi ce n’était donc qu’une erreur ! dit alors Nébulaesa à haute voix en se retranchant dans sa colère.
— Pas toi, Belle Laesa, toi jamais ! L’erreur a été seulement de faire ce que nous avons fait, ce que j’ai fait. Si j’avais su que tes sentiments étaient si profonds, si permanents…
— Oh, épargne-moi tes regrets ! répliqua-t-elle et, pour ne pas s’effondrer, elle se retourna vivement pour partir, l’abandonnant à son destin.
Au moment où elle descendait à toute vitesse les escaliers et traversait la place qui la séparait de son véhicule, elle se força à se rappeler que cet homme avait séduit sa sœur. Comment s’était-elle abaissée à lui révéler ses sentiments intimes, à lui offrir sa vie ? Par quelle contorsion perverse de son esprit avait-elle pu nourrir encore à son égard des sentiments amoureux ?
Si Valton garantissait qu’aucun mal ne serait fait à Saturna, elle lierait son destin à celui de son amant et laisserait l’histoire reprendre son cours normal.
*
* *
Entre-temps, Tetrok prit deux mesures de précaution. La première fut d’inviter Gulibol et Xeniok à la réunion du lendemain. Il ne fut pas surpris de voir Nébulaesa accompagner Valton.
— Je pensais que nous serions seuls, toi et moi, cousin, commença immédiatement Valton sur la défensive lorsqu’il vit le souverain curieux et visiblement inquiet, arriver avec son procureur.
— C’est ce que je croyais aussi, cousin, répondit Tetrok, fixant Nébulaesa, alors que Xeniok et Gulibol prenaient place à ses côtés.
Tretrok répliqua à Valton qui tenta d’expliquer la présence de la jeune femme :
— J’ai le droit de requérir la présence du souverain et de son procureur à toute audience publique au cours de laquelle on discute des affaires de l’état comme cela est le cas, je pense.
Cette fois, il ne regarda pas Nébulaesa.
— Tu connais la loi aussi bien que moi, cousin.
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* *
Dans la villa de Nébulaesa, à l’autre bout de la ville, Saturna attendait patiemment. La seconde mesure de précaution de Tetrok avait été de l’inviter personnellement et en privé juste avant sa cérémonie. Le système d’Holocom de sa chambre lui transmettait des images de la Salle d’Audience, qui commençait à se remplir de monde. Traditionnellement, les cérémonies d’attribution de citoyenneté étaient ouvertes au public et, même si tous les Fazisiens pouvaient suivre leur retransmission chez eux ou sur le lieu de leur travail, nombreux étaient ceux qui préféraient assister à la cérémonie en personne. Saturna savait que l’événement serait suivi dans les colonies lointaines, dans les stations spatiales, et même sur Titan, mais ce monde dans la salle la stupéfiait le plus. Ils sont tous venus me voir ! pensa-t-elle. Alors qu’à sa place, une autre personne aurait eu le trac, Saturna s’impatientait de faire son entrée. La seule chose qui la perturbait était l’invitation de Tetrok ou plus précisément la réaction de sa tante à cette invitation. Nébulaesa avait dit à sa nièce le matin même que Valton et elle avaient des affaires urgentes à régler avec Tetrok avant la cérémonie.
— Parfait ! nous pourrons donc nous rendre à la citadelle ensemble, avait suggéré Saturna. J’attendrai dans la salle d’attente jusqu’à ce que Valton et toi ayez fini de…
— Non ! avait répliqué Nébulaesa un peu trop sèchement. Elle avait verrouillé ses pensées une fraction de seconde avant que Saturna ne puisse les lire. Que ferait Valton de cette enfant si elle les accompagnait ?
— Attends-moi ici. Je reviendrai bien à temps pour te laisser le véhicule qui t’emmènera à la Citadelle.
Saturna avait secoué la tête, perplexe.
— Cela me semble être un gaspillage alors que nous pourrions… Quelque chose dans le comportement de sa tante l’empêcha
d’insister. Elle leva les épaules.
— Peu importe. J’attendrai ici. D’ailleurs, je suis encore indécise quant au choix de ma coiffure.
L’innocence de sa remarque avait rassuré Nébulaesa. Elle était encore si jeune, après tout.
Mais alors que Saturna regardait la Salle d’Audience se remplir de spectateurs, elle sentit un fourmillement sur sa peau, comme de l’électricité statique. Distraitement, elle toucha le joli cadeau de Krécis qu’elle portait autour du cou, même pendant son sommeil. Quelqu’un était occupé à parler d’elle, quelqu’un d’important ! Elle ne pouvait deviner d’où lui venait cette idée, mais c’était une certitude.
*
* *
L’hologramme de Saturna que Valton avait programmé se dressait entre Tetrok et lui comme une accusation.
—…preuves concrètes que cet enfant, le premier enfant fazisien né sur Titan est en fait, non celui de Phaestus, mais celui de Tetrok ! conclut Valton triomphant, la voix vibrant d’excitation.
Un enfant conçu dans l’adultère, résultat d’une complicité sinon d’une séduction par l’homme qui sera un jour notre prochain souverain. Nous en informerons donc le Fazrul sauf, bien entendu, si Tetrok accepte de se retirer de la succession !
Aux oreilles terriennes, ce qui suivit pouvait passer pour un silence de stupéfaction. En fait, il s’agissait d’une cacophonie de transmissions mentales rebondissant d’un mur à l’autre du salon.
— Une telle accusation… d’adultère… mon fils ?
— Sois prudent, père, garde tes pensées pour toi. Ceci est une ruse ! Zeenyl et moi n’avons jamais…
— Oh Tetrok, pauvre fou !
Valton, debout face à eux, les regardait d’un air satisfait.
— Je le tiens…. enfin !
*
* *
La nervosité de Saturna se transmettait aux animaux. La fourrure de Catlyke était toute hérissée et aucun coup de peigne n’aurait pu lisser ce poil hirsute. Quant à Mushii, il était hors de lui.
— Viens avec toi ! insista-t-il en s’activant aux pieds de Saturna, la faisant trébucher alors qu’elle marchait à grands pas, sa longue jupe flottant autour de ses chevilles.
Avec un dernier regard dans son miroir, elle toucha ses cheveux, posa le cristal dans le sillon entre ses seins et décida qu’il était temps.
— Il n’en est pas question ! répondit Saturna fâchée, le repoussant de la pointe de sa chaussure. De quoi aurai-je l’air si je me présente au futur souverain avec deux boules de poils impudentes derrière moi ? Vous m’avez assez fait honte devant Valton, merci bien !
— Te l’avais bien dit ! pensa Catlyke dédaigneux à Mushii. Catlyke s’était bien comporté, lui !
— C’est de ta faute !
— Pas vrai ! rétorqua Mushii
— Si ! répliqua Catlyke
La tête de Saturna bourdonnait. Impatiente de partir, obligée d’attendre qu’on vienne la chercher, elle était exaspérée par ces deux-là.
— Ça suffit, vous deux ! cria-t-elle en sentant sa colère gronder plus que jamais. Ils s’arrêtèrent net et coururent se cacher dans un coin, se blottissant l’un contre l’autre pour se réconforter. Saturna jeta un coup d’œil au chrono. Son entrevue avec Tetrok était prévue dans 24 minutes et si Nébulaesa ne revenait pas avec le véhicule dans six minutes, elle serait en retard. Elle se décida soudain.
— En voilà assez, annonça-t-elle, et elle quitta brusquement la pièce.
*
* *
— C’est une ruse ! cria Tetrok mentalement, au moment où il verrouillait ses pensées. Pourtant la preuve irréfutable se dressait devant lui. À côté de l’hologramme de Saturna, on pouvait lire les données de son A.D.N. et du sien. Les caractéristiques étaient évidentes et même un amateur pouvait voir les similarités. Dans cette pièce pleine de Fazisiens avertis, il était inutile de nier la vérité.
Valton exultait. Il avait été, pendant de si longues années, relégué au second rang. Il avait dû vivre toute sa vie avec la certitude que Tetrok le dépasserait dans tous les domaines et qu’il serait un jour son souverain. À présent, la roue avait tourné… Non, la roue de l’histoire avait tourné. Désormais, c’était lui, Valton qui serait vainqueur ! Le seul obstacle à sa réussite allait bientôt tomber. Il pouvait voir la consternation sur le visage de Xeniok, la défaite totale. Tetrok était un traître et avait trahi tout ce que son père et le Fazrul avaient de plus sacré. Tetrok était perdu. Tetrok n’était plus qu’un souvenir !
Nébulaesa, qui lisait les pensées de Valton, était déchirée. En dépit de ses sentiments pour Tetrok, et du fait qu’il l’avait rejetée, elle était bouleversée car elle assistait à la destruction de l’homme qui avait été son seul et vrai amour. Et elle avait joué un rôle majeur dans la catastrophe qui allait se jouer. Peut-être pour éviter de sombrer dans la folie, elle essaya de penser à Zeenyl : regarde ce que Tetrok a fait ! Il a préféré ma petite sœur ! Valton a raison : il mérite ce qui lui arrive.
Une seule pensée traversa l’esprit de Tetrok : Krécis ! L’expérience avait donc réussi après tout. C’était la seule explication plausible. Cependant, s’il essayait de prouver que Zeenyl et lui n’avaient jamais eu de relations intimes, Valton serait peut-être alors tenté d’examiner les gènes de la mère. Pour se défendre, il mettrait ainsi en danger Nyota et Krécis tout en échouant de se sauver, ainsi que Saturna. Nyota ! pensa-t-il dans les plus profonds méandres de son cerveau. Oh mon amour, nous avons un enfant ! Tetrok, sur le point de s’effondrer, se rappela qu’il était un chef, par sa nature et son éducation. Il se ressaisit, organisa ses pensées, et parla à Valton, comme s’ils étaient seuls.
— Cousin, je te préviens. Si tu racontes tout cela au Fazrul, toute la Citadelle te rira au nez.
— La preuve est là ! répliqua Valton, dont le calme n’était en rien altéré par l’assurance de Tetrok.
Tout en parlant à Valton, Tetrok plongea les yeux dans ceux de Nébulaesa :
— Je ne sais pas d’où tu tiens ces preuves génétiques, mais je sais que tu déshonores la mémoire de Zeenyl en suggérant seulement qu’elle ait pu commettre un acte d’adultère.
Nébulaesa détourna le regard.
— La preuve est irréfutable. Tu es le père de Saturna ! le défia Valton. Tu ne peux le nier !
— Et je ne le ferai pas, répliqua Tetrok. En vérité, je le suis…
— Mon fils… Xeniok, pâle, ne put terminer sa phrase. D’un geste, Tetrok imposa le silence à son père. L’esprit
logique de Gulibol tirait déjà les conclusions. Cela changeait tout. En tant que fille de Phaestus, Saturna n’était dans la ligne de succession que par sa filiation avec Zeenyl, mais en tant que fille de Tetrok… Les yeux de Gulibol s’écarquillèrent lorsqu’il se rapprocha de Valton.
— Valton, tu frises la trahison par tes allusions contre la succession, le prévint-il. Sire, je suggère…
— Oncle, l’interrompit Valton. Je ne veux pas m’attaquer à l’ordre de succession mais tu nous as fait comprendre que tu abdiquerais bientôt et que tu laisserais ainsi la place à un héritier compétent…
Valton laissa en suspens les deux derniers mots, puis se tourna vers Tetrok :
— Cousin, continua-t-il d’un ton mielleux, tu t’es malheureusement discrédité par tes actions sur Titan. Cela me ferait une grande peine de voir notre famille discréditée et la lignée menacée, comme l’a bien pertinemment souligné le procureur. Mais, en tant que serviteur fervent et dévoué du peuple et membre de confiance du Fazrul, je n’ai d’autre choix que d’exposer ta fourberie, sauf, bien sûr….
Le silence se fit lourd et chacun dans le grand salon attendit l’inévitable.
—…si tu abdiques en faveur d’un fidèle serviteur et cousin, c’est-à-dire moi, Valton, qui se présente humblement devant vous.
Une minute passa qui sembla une éternité alors que tous les yeux se tournaient vers Tetrok. Pendant la diatribe condescendante et suffisante de Valton, les pensées de Tetrok traversaient le temps et l’espace vers Krécis, sur Titan.
— Krécis ! pensa Tetrok. Espèce de vieux filou !
— Mon fils ! L’expression consternée de Xeniok le fit sursauter. Fermant son esprit à tous les autres, il envoya un message au souverain seul :
— Père, aie confiance en moi !
— Jamais Valton, déclara Tetrok d’une voix calme. Jamais ! Un silence de stupéfaction les entoura, aussi épais que la chape
de méthane autour de Titan. Valton vit la résolution dans les yeux de Tetrok. Il ne lui rendrait pas la tâche facile. Il ne l’avait jamais fait.
— Tu sais alors ce qui me reste à faire ? gronda Valton avec une déception amère.
— Fais comme tu l’entends, répondit Tetrok froidement. Mais laissez-nous, Nébulaesa et toi !
À ce moment, le grand portail ornementé s’ouvrit et toutes les têtes se tournèrent. Un valet apparut pour annoncer la nouvelle venue, d’un air solennel.
— Saturna de Titan !
Au milieu du silence de stupéfaction, Saturna fit son entrée. Debout devant eux, elle était comme une vision, dans sa robe vaporeuse vert et or qui soulignait la couleur extraordinaire de ses yeux.
Le cœur de Tetrok se serra et il eut le souffle coupé par sa beauté. Nyota… Nyota… Il se faisait violence pour contrôler les battements de son cœur car pour la première fois, il voyait la femme-enfant qui était leur fille. Au moment où elle posa les yeux sur Tetrok, elle oublia toutes les règles de protocole qu’elle avait étudiées. Elle n’eut d’yeux que pour lui. Ses pensées étaient pour lui. Elle aperçut à peine Valton qui, furieux, la frôla en sortant de la pièce, traînant à sa suite une Nébulaesa impuissante. Elle ne vit ni le souverain, ni Gulibol, le Procureur, qui se tenaient aux côtés de Tetrok. Une attirance jamais ressentie auparavant, jamais imaginée la faisait avancer. Non seulement elle reconnaissait cet homme mais elle savait instinctivement qu’il faisait partie de ses entrailles. Gentiment, Tetrok lui ouvrit ses pensées, pour lui révéler, à elle seule, tout ce qu’il voulait qu’elle sache. Saturna, debout, était pétrifiée. Alors que leurs esprits se fondaient l’un dans l’autre, un simple mot, impossible mais vrai, lui échappa :
— Père ?